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4.6 °Objets d’exception

Posted By yves On 23 novembre 2007 @ 16:08 In Non classé | No Comments

OBJETS D’EXCEPTION

 

Dans la Revue du Louvre de 1977 (mai-juin), pages 322 à 335, Jean-Pierre Samoyault a fait paraître une étude, remarquablement approfondie, de chefs d’œuvre en tôle vernie de l’époque consulaire et impériale (1801-1806).

Il observe :

«Qu’un matériau aussi peu noble que la tôle ait permis la création de chefs-d’œuvre nous incite à nous pencher sur l’histoire de leur réalisation et à faire sortir de l’oubli une industrie dont la production courante et fort abondante est d’une valeur artistique généralement mineure».

Introduction

Il existe dans les collections nationales trois œuvres d’art du début du 19 ème siècle dont la particularité est d’avoir été fabri­quées en tôle vernie. Deux d’entre elles sont bien connues, ce sont les grands vases monumentaux qui se trouvent depuis 1845 au musée du Louvre. L’un, de style égyptien, orne le palier assyrien, situé dans un des pavillons d’angle de l’aile de la colonnade. L’autre, après avoir été un des ornements de la Grande Galerie, est aujourd’hui à l’entrée des salles du département des Sculptures consacrées au 19 ème siècle (fig. 4). La troisième œuvre, presque aussi célèbre, est une table à thé de grandes dimensions qui est conservée au château de Fon­tainebleau.

A propos de Deharme

L’homme qui en fut l’initiateur est un personnage industrieux et enthousiaste, Blaise Louis Deharme, fils d’un topo­graphe du Roi, auteur en 1753 d’un plan delà ville et faubourgs de Paris. Il ouvrit en 1791 ou 1792 des ateliers pour la fabri­cation d’objets en tôle, vernis, dorés et peints, destinés à l’ar­chitecture ou à l’ameublement. Il poursuivit son activité pen­dant les années difficiles de la Révolution mais au ralenti. Il écrira plus tard en 1808 :«En 1791 j’avais déjà obtenu de bons résultats, mais alors tous les hommes changeaient de profes­sion et à la reprise des travaux vers l’an V, il fallut réformer des sujets et rétablir la majeure partie de mes machines ».

A la fin de l’an VI (septembre 1798), il participe au Champ de Mars à la première exposition publique des pro­duits de l’industrie française. Le jury le classe clans la première série, celle des distinctions honorables, avec cette indication : « Deharme, Bercy (Seine) : divers ouvrages en tôle vernie ornés de dessins et peintures d’une grande beauté».

Il s’installe en l’an VII rue de la Madeleine près de la vieille église de la Ville l’Évêque et publie un prospectus qui déclare que dans sa manufacture on trouve, en fait de tôle vernie et dorée : « tous les articles de chincaillerie. bijouterie et ornement qu’ont pu produire les manufactures anglaises en ce genre ». Il s’est entouré, dit-il, «d’artistes recommandables dans la peinture de l’Histoire, de la miniature, du paysage, des fleurs, des fruits et de l’ornement».

Le nombre de modèles ou échantillons qu’il a déjà créés s’élève à deux mille environ. Deharme dit posséder également la «composition du vernis noir connu sous le nom de vernis perfectionné ou vernis par excellence, qui ne doit son éclat et son brillant non pas à une addition de couleur mais à l’action du feu, ce qui en garantit la durée».Est joint au prospectus un «état apperçu des divers articles en fer, tôle et cuivre, vernis et dorés, enrichis de figures, paysa­ges, fleurs, fruits et ornemens», avec l’éventail des prix pour chacun d’eux suivant leur qualité.

Au point de vue des accessoi­res du mobilier et de la table, les objets qui peuvent atteindre les prix les plus élevés sont les lits en fer (jusqu’à 4 000 F), les baignoires, les grands vases de jardin formant fontaines, les flambeaux de divers modèles, les vases étrusques. A côté sont énumérés des caisses carrées pour fleurs, des écritoires, des fontaines de salle à manger, des tables rondes pour déjeuner, des trépieds, des vide-poches.

En objets de table, on trouve des couvre-plats, des fontai­nes à thé, divers plateaux ronds et ovales, des porte-liqueurs, des porte-huiliers et salières, des soucoupes de bouteilles, des théières, des verrières rondes et ovales. Pour la toilette, la manufacture fabrique des objets autres que des baignoires: pots à eau avec jattes, plats à barbe, seaux à laver les pieds. Deharme propose en outre d’appliquer son vernis sur toutes sortes d’articles utiles à la construction, notamment sur des objets de serrurerie ou bien encore sur des accessoires de rideaux et sur des feux de cheminée.

D’autre part, on sait qu’il travaille pour l’Etat, entrepre­nant divers travaux de peinture à l’École polytechnique, à la Commission des poids et mesures, au palais directorial et pour les fêtes publiques. Mais comme il n’est pas payé, il ne cesse de réclamer à partir d’août 1799 la liquidation des sommes qui lui sont dues et qui s’élèvent selon lui, à 93 074,35 F.

Tout en poursuivant le règlement de cette créance au cours de l’année 1800 et au début de 1801, il ne cesse de harceler le ministère pour obtenir un logement gratuit, concourir à l’expo­sition des produits de l’industrie française de la fin de l’an VIII (septembre 1800) -cette exposition n’aura pas lieu -, four­nir au gouvernement divers beaux objets qui pourraient servir de cadeaux officiels aux Cours étrangères, demander un appui auprès de la Banque de France ou une recommandation au­près du banquier Récamier.

A vrai dire, le ministère accueille ces demandes réitérées avec une certaine circonspection, mais il s’inquiète néanmoins du sort de la manufacture Deharme. Dès le 15 novembre 1799, le ministre de l’Intérieur. Laplace, invite Lefuel, contrôleur du service du palais national des Consuls, à faire prendre dans ses magasins tous les objets en tôle et fer battu nécessaires à l’ameublement du palais. «Ce manufacturier mérite la préfé­rence par les soins qu’il s’est donné pour élever en ce genre une manufacture qui honore les arts ; on lui doit des encouragemens.».

Le 21 août 1800, le ministre Lucien Bonaparte, à son tour, décide de faire inspecter l’établissement par trois membres du bureau consultatif des Arts et du Commerce, puis son succes­seur par intérim, Chaptal, donne audience à Deharme le 9 dé­cembre de la même année. On ne connaît pas la date précise de la visite des commis­saires choisis parle ministère mais le rapport qu’ils rendent est remis à Chaptal le l6 février 1801. Alard, membre de la sec­tion du Commerce du Conseil du ministère de l’Intérieur, et Molard, démonstrateur au Conservatoire des Arts et Métiers (il s’agit de l’inventeur Claude-Pierre Molard, né en 1758 et mort en 1837) font au ministre un historique de cette industrie de la tôle vernie, ils en vantent les mérites et recommandent au gouvernement d’encourager le fabricant.

La table de Fontainebleau

Pourtant il faudra attendre le 8 mai suivant pour que Chaptal passe enfin à Deharme commande d’une table, à titre de secours d’encouragement. C’est le premier des grands ob­jets d’art sortis de sa manufacture, et c’est la table conservée aujourd’hui à Fontainebleau, qu’une légende tenace considère comme un cadeau fait à Napoléon Ier par les ouvriers tôliers de Paris ou par la ville de Paris.

Sa fabrication commença au cours de l’année 1801, sans que la sollicitude ministérielle contribue à relever Deharme dans ses affaires. Le 16 juillet de cette année-là. Il doit vendre sa manufacture à un certain Antoine-François Dubaux avec lequel il forme une société «Deharme et Dubaux». Mais s’il perd la véritable propriété de sa maison et s’il doit arborer une nouvelle raison sociale, il a néanmoins la satisfaction de la voir obtenir une médaille d’or à la deuxième exposition publique des produits de l’industrie française, au mois de septembre 1801. A cette date, la table était inachevée. Elle l’était encore en juin 1802 lorsque Chaptal vint visiter la manufacture de vernis sur métaux. Mais si l’on en croit le Moniteur, il était déjà convenu qu’elle figurerait à la troisième exposition des pro­duits de l’industrie française.

Ce qui eut lieu en septembre 1802, dans la grande cour du Louvre. Deharme et Dubaux la présentèrent en même temps que « les panneaux d’une voiture destinée pour la Cour d’Espagne » et « deux vases de trois pieds et demi de hauteur et richement décorés ». Elle contribua à leur faire décerner par le jury une mention honorable. Après l”exposition, elle fut jugée digne d’orner le palais consulaire et il semble qu’elle ait été envoyée tout d’abord à Saint-Cloud. On la retrouvera en janvier 1807 dans les magasins du Mobi­lier de la Couronne, d’où elle sortira pour orner le salon de Musique de l’Impératrice aux Tuileries, puis elle sera emportée à Fontainebleau le 19 octobre de la même année.

Aucun document ne nous renseigne sur l’auteur de son dessin. Est-ce Deharme lui-même? A-t-il présenté un premier projet à un architecte ou à un dessinateur? On pourrait en douter à cause du caractère assez maladroit d’une oeuvre dont les mérites résident avant tout dans les dimensions qui lui ont été données et dans les matériaux qui la constituent :acier, tôle vernie, bronze doré et patiné. Il y a dans le piétement, notam­ment dans ses proportions, de la lourdeur et de la maladresse. De même, n’est-il pas étrange d’avoir placé presque au niveau du sol des petits bas-reliefs dont on ne peut distinguer les sujets qu’en étant accroupi?

L’œuvre est au goût du jour, certes, par ses gaines à têtes égyptiennes ailées coiffées du bonnet royal funéraire, le « klafft » ou « némès ». Mais les petits bas-reliefs déjà cités sont encore d’esprit Louis XVI. Au nombre de douze, ils vont par paire et représentent des allégories des Arts et des Sciences: la Pein­ture, la Sculpture, la Musique, l’Architecture, la Géographie et l’Histoire, les Belles-Lettres. Leur facture est d’une belle qualité. Quant au plateau, il est orné d’une grecque en bronze doré, d’une frise décorative peinte en grisaille et de douze médaillons peints d’esprit antiquisant. Trois sont à su­jets polychromes sur fond jaune, trois en grisaille également sur fond jaune, trois imitent des camées sur fond rouge, enfin trois sont en grisaille sur fond noir. Ces derniers, faciles à identifier, reproduisent des fresques antiques du musée de Naples connues et répandues par la gravure: d’une part, un centaure qu’une ménade agenouillée sur son dos tente de dompter et une centauresse tenant une lyre et enlevant un jeune homme, sont copiées sur deux peintures provenant d’une villa de Pompéi, dite de Cicéron ; l’autre médaillon re­présente une néréide chevauchant un tigre marin et tenant une patère et une aiguière, d’après un fragment peint trouvé à Stables.

La faillite de la manufacture Deharme et Dubaux

Malgré cet achat de l’État, la situation financière de la «Société Deharme et Dubaux» n’était pas saine. Après avoir quitté, à la fin de 1802 semble-t-il, la rue de la Ville l’Évêque et s’être installés rue Martel, les deux associés transforment leur affaire le 19 janvier 1803 en une société en commandite sous le nom « B.L. Deharme, Dubaux et compagnie», mais la faillite est inévitable en mai de la même année. Le 9 juin 1803, les créanciers se groupent et constituent des directeurs-syndics.

Les scellés sont posés le 15 juin, leur levée commence le 19 septembre et un inventaire descriptif de la manufacture est dressé, se montant à 171 000 F.

Un projet de société s’élabore peu après, en octobre, pour sauver l’entreprise mais le minis­tère ne le juge pas convaincant et ne veut pas le cautionner. Le 17 brumaire an XII (9 novembre 1803), l’un des syndics va jusqu’à proposer que le gouvernement achète la manufacture, mais Chaptal refuse a nouveau. Dans ces circonstances, lés formalités de la vente commencent le 18 décembre, et l’adjudi­cation définitive est prononcée à (10 500 F le 20 janvier 1804 en faveur de Pierre Vallon, avoué au tribunal de 1’instance, qui déclare agir au profil de Charlcs-Jean-Antoine Montcloux de la Villeneuve, Charles-Georges Montcloux, André-Pierre Haudry de Janvry et Elisabeth Duvigier, épouse de Joseph Grossolles de Flamarens.

La commande des deux vases

C’est à ces nouveaux propriétaires, Deharme restant di­recteur de la manufacture, que l’État va commander les deux célèbres vases conservés aujourd’hui au musée du Louvre.

Dès le 7 février 1804, la nouvelle société, qui a pris pour nom « Les Intéressés à la manufacture de vernis sur métaux rue Martel», demande au gouvernement une avance de 150 000 F. à déduire sur les ouvrages qu’elle aurait à faire pour lui. Chaptal, conscient de la nécessité d’aider la manufacture pour qu’elle puisse continuer ses activités, adresse alors un rapport au Premier Consul et le 11 ventôse an XII (2 mars 1804) Bona­parte signe un arrêté qui autorise le ministre de l’Intérieur à y faire des commandes jusqu’à concurrence de 100 000 F.

L’administration, une fois l’autorisation obtenue, ne perd pas de temps. Le 13 mars, Chaptal souhaite qu’on lui présente « des modèles de grands vases propres à servir d’ornement à une des salles du palais du gouvernement», le 20 on prévient les propriétaires de la manufacture qui, dans le mois qui suit, mettent au point leurs projets. Ils proposent quatre types d’œuvres d’art : un candélabre égyptien, un «candélabre stile romain», un «vase à la Médicis» et un vase égyptien.

La lettre qu’ils adressent à Chaptal le 25 avril avec leur devis fait connaître dans quelles conditions ils ont élaboré ces projets: «Vous avez paru désirer des dessins parfaitement finis », disent-ils au ministre, « afin que l’ouvrage que vous nous avez fait entreprendre devint un monument pour les arts et assura (sic) pour toujours la réputation de cette manufacture vraiment nationale, nous avons consulté les premiers artistes de Paris. Mr Percier, en approuvant nos modèles, nous a donné ses conseils, il s’est chargé de faire faire les dessins, mais il ne peut nous les donner que dans quelques jours». Un mémoire qu’ils enverront plus tard au ministre, en nivôse an XIII (janvier 1805), dira que ces dessins ont d’abord été faits par Mr Deharme, directeur de la manufacture, avant d’être revus et lavés par Mr Percier.

Le 25 floréal an XII (15 mai 1804), après examen des quatre dessins des candélabres et des vases, Chaptal fait connaître aux administrateurs sa décision définitive: ils peu­vent les exécuter sans rien changer aux formes ni aux dimen­sions adoptées. Un acompte de 50 000 F leur est promis, qui leur sera versé en deux paiements.

Les tribulations de la fabrication des deux vases

Au cours des deux années qui vont suivre, les demandes successives d’acompte formulées par les fabricants vont en­traîner plusieurs inspections confiées à des commissaires en­voyés par le ministère de l’Intérieur et chargés de rédiger des rapports sur l’étal d’avancement des travaux.

Ainsi, sur une nouvelle demande d’argent qui lui est adressée par les administrateurs, le ministre de l’Intérieur par intérim Portalis charge le 21 septembre 1804 le célèbre Nico­las-Jacques Conté, l’inventeur des mines de crayon, et membre du Conservatoire des Arts et Métiers, de voir où en sont les travaux : voici ce que dit Conté dans son rapport du 14 vendé­miaire an XIII (6 octobre 1804) :

« J’ai trouvé au milieu d’un des ateliers l’un des grands vases entièrement monté et déjà couvert d’une partie de ses ornements. Le reste est entre les mains d’un grand nombre d’artistes et d’ouvriers qui s’occupent de les ciseler et de peintre les bas-reliefs». C’est le vase Médicis. «J’ai vu aussi le modèle en plâtre du vase égyptien ainsi que les parties en cuivre, qui le composeront, déjà exécutées. On en modèle en ce moment en cire, pour les fondre de suite, les figures hiéroglyphiques et autres ornements qui doivent l’enrichir. Enfin toutes les pièces destinées à former les candélabres sont aussi en construction

Il m’a été impossible d’apprécier exactement l’état de ces ouvrages. Les pièces étant disséminées dans les mains d’une foule de personnes, je n’ai pu porter qu’un jugement approximatif et pour m’assurer si je m’éloignais de l’opinion des entrepreneurs, je la leur ai demandée. Ils m’ont répondu qu’ils croyaient la commande aux deux tiers et je pense qu’il n’y a rien d’exagéré dans ce qu’ils avancent».

En réalité, toute l’activité de la manufacture va être concentrée autour du « vase dans le style grec appelé vase à la Médicis» (fig. 4) afin qu’il puisse être terminé pour l’époque du sacre et du couronnement de l’Empereur. Les adminis­trateurs ont reçu la promesse du Grand Maréchal Duroc qu’il serait placé au palais des Tuileries clans la salle qui précède celle du Trône, c’est-à-dire le salon des Princes.

Or, en dépit de tous les efforts déployés, le vase n’est pas terminé a la date requise. Sur demande de la manufacture, le ministère délègue une nouvelle commission composée de Molard et Conté, membres du conservatoire des Arts et Métiers déjà cités, Mérimée, père du célèbre écrivain et professeur de dessin à l’École polytechni­que, Alexandre Brongniart, l’administrateur de la manufacture de porcelaine de Sèvres, et Gérard, chef d’atelier de peinture et de dorure à cette manu­facture. Cette commission, chargée d’évaluer le vase qui s’achève, se rend sur les lieux les 1er et 8 décembre 1804, mais elle ne remet son rapport que le 5 février suivant, en proposant d’allouer aux entrepreneurs, pour ce premier ouvrage «beau­coup plus dispendieux que ne le seroit un second », une somme de 72 000 F.

Pendant ce temps-là, il faut prendre des dispositions pour faire transporter le vase aux Tuileries. Champagny voulant le présenter à l’Empereur un mercredi, jour de travail avec lui et «laisser à Sa Majesté le choix de la place qu’elle voudra lui assigner» dans les grands appartements. C’est le mercredi 12 nivôse an XIII, c’est-à-dire le 2 janvier 1805 que l’installation a eu lieu.

Description des deux vases

Le vase Médicis

[1] Vase Médicis Manufacture Deharme Musée du Louvre  Bis.JPG[2] Vase Médicis Manufacture Deharme Socle Musée du Louvre.JPG[3] Vase Médicis Manufacture Deharme Musée du Louvre.JPG

 

L’arrivée de cette œuvre d’art monumentale fut saluée dans la presse comme un événement.

Un communiqué parut dans le Moniteur du 12 janvier. On le retrouve, plus complet, dans la revue Nouvelles des Arts :

« Un très beau vase de dix pieds de hauteur avec le socle entièrement confectionné dans les ateliers delà manufacture de vernis sur métaux, rue Martel, n” 15, vient d’être placé dans le palais des Tuileries. La pureté des formes, la richesse et le fini des ornements, la beauté des peintures imitant les pierres et les marbres les plus précieux, tout se réunit pour faire de cet ouvrage un véritable chef-d’œu­vre. Mais ce qu’on y remarque avec intérêt, ce sont seize bas-reliefs ornant les deux boucliers, et représentant, par des allé­gories ingénieuses, l’un le Code civil, un autre l’Instruction publique, un autre le Rétablissement de la religion, et surtout deux tableaux en imitation de pierres précieuses, dont l’un représente, à la bataille de Marengo, le moment où le général autrichien Zack rend les armes au Premier consul; l’autre l’instant où Bonaparte se voyant à Rivoli cerné par les troupes autrichiennes, et remarquant le trouble que causait parmi ses généraux la vue de tant d’ennemis, se tourne vers eux et leur dit: Rassurez-vous, ce sont autant de prisonniers » .

On ne peut plus juger aujourd’hui des deux tableaux en grisaille de Marengo et de Rivoli ni des autres petits bas-reliefs allégoriques peints sur les boucliers. En effet l’œuvre a subi sous la Restauration des modifications assez notables. Sur les faces des grands tableaux, on ne s’est pas borné à substituer aux «sujets relatifs au dernier gouvernement» deux bas-re­liefs, également peints en grisaille, représentant des scènes d’enfants à la manière antique, «une bacchanale de petits enfants célébrant une fête de Bacchus» et une chasse au san­glier, l’ornementation de bronze elle-même qui se trouvait au-dessous fut considérablement modifiée. On voit au­jourd’hui une lyre et des trompettes là où il y avait des foudres, la guirlande de fruits d’origine a été conservée mais au lieu d’être tenue par des aigles, on l’a attachée par des rubans à des parties nouvelles de candélabres terminées par des rinceaux. Des rosaces ont pris la place des N au milieu des deux patères qui sont sous ces candélabres .

Sur les deux autres faces, les seize petits compartiments peints ont été effacés et une patère est venue remplacer les armes de l’Empire au centre du bouclier. Le mémoire des travaux exécutés à la manufacture de la rue Martel signale aussi que l’on a mis deux rosaces à la poignée d’un sabre qui était auparavant décorée de têtes. Il faut croire que la physio­nomie de ce modeste ornement devait être inconvenante! Quant au vase lui-même, bien qu’il ne portât aucun emblème, il connut une transformation. Les deux grosses têtes aux anses portaient des feuilles de laurier, la Restauration les trouvant trop glorieuses voulut en faire des têtes de Bacchus en les couronnant de feuilles de vigne et de grappes de raisin. Celte substitution a accru le caractère bachique du vase.

Sa forme de cratère, répandue a l’époque néo-classique, est issue d’un type de vases antiques parmi lesquels il faut citer les plus célèbres, le vase Médicis (Florence, musée des Offices) et le vase Borghèse (musée du Louvre). Piranèse, dans ses « Vasi,candelabri », les a publiés avec plusieurs autres.

Si on considère l’ornementation du vase en tôle, on notera que la branche de vigne qui court sous le rebord supérieur ainsi que les têtes aux anses s’inspirent également de modèles anti­ques. Mais le créateur a réinterprété à sa manière le message qu’il a reçu: les proportions générales de l’œuvre sont diffé­rentes, il n’y a pas de figures sur le corps du vase, les têtes elles-mêmes ne représentant pas des faunes, et ce sont des serpents enroulés qui forment les anses. De même l’ornemen­tation du culot n’a rien à voir avec le décor de godrons ou de feuilles d’acanthe des cratères antiques de marbre.

Ainsi donc apparaît, une fois de plus, l’idée chère aux créateurs du début du XIXe siècle et notamment à Percier et Fontaine, qu’il faut suivre le goût et le style de l’Antiquité mais ne pas le copier servilement.

Le piédestal est lui-même d’inspiration antiquisante : les flambeaux aux angles, les divers motifs d’applique tels que les aigles ,aujourd’hui disparus, tenant une guirlande, les patères, les rinceaux, palmettes et autres sont tous des motifs pris dans le répertoire décoratif gréco-romain”4. Leur assemblage, ca­ractéristique du style Empire, nous paraît révéler l’art et la manière de Percier et Fontaine, même si Percier s’est borné à corriger le dessin de l’œuvre ou à en confier les projets à un de ses élèves.

Si la réputation de la manufacture n’avait plus besoin d’être établie, la visite d’un voyageur illustre, quelques jours après l’installation du vase dans le salon des Princes aux Tuile­ries, ajouta encore à sa gloire. Le samedi 12 janvier, on montra au pape Pie VII la manufacture de vernis sur métaux. Le Mo­niteur rendit compte de cette visite le 16 janvier: «Elle (Sa Sainteté) examina avec le plus grand intérêt le jeu des balan­ciers, la forge, la fonderie, l’atelier des ciseleurs, les vernisseurs, les peintres, les marbriers. Sa Sainteté a paru étonnée de la quantité des ouvrages fabriqués et de la perfection de l’imi­tation des marbres de toute espèce. Les administrateurs de cet établissement ont eu l’honneur de lui offrir son portrait gravé en or sur un vase imitant le porphire».

Le vase égyptien

La manufacture avait alors abandonné l’exécution des candélabres mais le vase égyptien était en cours de fabrication. Son achèvement dura encore de longs mois au cours desquels une correspondance abondante fut échangée et plusieurs inspecteurs envoyés sur place pour juger, comme précédemment, de l’état d’avancement des travaux et des de­mandes d’acomptes. C’est tout d’abord Conté qui est chargé d’une mission d’inspection à la suite d’un mémoire des intéressés, reçu au ministère le 15 janvier 1805, mais comme il est trop malade pour se déplacer (il mourra le 6 décembre suivant), Champagny charge Molard de se rendre rue Martel. Celui-ci évalue le vase entre 34 000 et 36 000 F.

Pour le paiement d’un autre acompte, demandé le 22 no­vembre 1805, la procédure est la même. Cette fois on désigne comme rapporteur Léonor Mérimée, le peintre déjà cité, membre du Conseil d’administration de la Société d’encoura­gement pour l’industrie nationale. Lors de sa visite, en décem­bre, le vase est monté sur son piédestal, toutes les figures et ornements de bronze doré qui doivent le décorer sont ciselés et ajustés, mais ceux du piédestal, également ciselés, ne sont pas encore mis en place. Aucune partie de la peinture imitant le marbre n’est commencée, les deux grands bas-reliefs « imitant des camées» ne sont pas finis, en outre il reste à peindre six petits bas-reliefs, à dorer tous les bronzes et à les ajuster à leur place.

Pour des raisons de prestige les administrateurs souhai­tent voir leur nouvelle œuvre figurer à l’exposition publique des produits de l’industrie française qui doit avoir lieu en septem­bre 1806 à l’hôtel des Ponts-et-Chaussées. Ce à quoi Champagny veut bien répondre favorablement, mais le jury ne décerne aucune récompense nouvelle à la Manufacture.

Dernier épisode : le transport du vase aux Tuileries. L’installation a lieu le 27 novembre, en l’absence de l’Empe­reur alors en Prusse, dans le premier salon des Grands Ap­partements, dit salon des Grands Officiers ou Salon bleu, contigu d’un côté à la salle des Maréchaux et de l’autre au salon des Princes où se trouve déjà le vase Médicis. Ces deux œuvres seront regroupées en 1808 dans la galerie de Diane. La presse ne salua pas son entrée au palais de l’Empereur comme elle l’avait fait près de deux ans plus tôt pour le premier vase, et pourtant ce nouveau témoignage des possibilités de la manufacture de vernis sur métaux était une œuvre plus ex­traordinaire que la précédente. Elle avait donné lieu à davan­tage de recherches et de dessins, son décor, plus abondant, plus riche, avait demandé plus de travail.

Sur la genèse du vase, on est fort bien renseigné par Deharme lui-même, qui, nous l’avons dit, était resté directeur de la manufacture passée en d’autres mains. Après l’exposi­tion de 1806 il envoya en tant que membre de l’Athénée des Arts., une lettre à la revue, afin de faire connaître au public ce qu’il considérait comme son œuvre. La publication de cette lettre, accompagnée d’une gravure du vase exécutée par Schwarz, ne plut pas aux intéressés à la manufacture de vernis sur métaux et donna lieu à une rectification de leur part qu’ils demandèrent d’insérer dans le numéro suivant de la même revue.

Grâce à ces deux documents, on sait qu’ayant peu d’éléments pour composer son vase, Deharme en traça tout d’abord un premier dessin en s’inspirant du Voyage dans la basse et haute Egypte de Vivant Denon, publié en l’an XII(1802). Il consulta ensuite l’architecte Percier, qui l’adressa à l’un de ses élèves, François Debret. Debret en « fit le dessin et les corrections de style qui parurent nécessaires», et s’aida évidemment des conseils de son maître qui obtint pour lui des renseignements archéologiques auprès de la Commis­sion d’Egypte. Le dessin une fois approuvé, un modèle en grand fut exécuté que Percier approuva, à quelques change­ments près qu’il conseilla de faire «pour plus de perfection ». Le vase, sinon dans sa forme, du moins dans son décor est, avec son piédestal, un hommage à l’art égyptien. Il ne s’agit pas d’une reconstitution archéologique mais d’une œu­vre originale, juxtaposant sans toujours les comprendre un certain nombre de motifs égyptiens, les déformant et les re­composant sans autre souci que celui de créer une œuvre équi­librée et monumentale.

Sous les anses à têtes de serpent relevées au-dessus du vase, les auteurs ont placé deux têtes de pharaon dont la coiffure, en forme de paon, est une transposition de la dé­pouille de vautour que portent, entre autres motifs, les reines ou les déesses dans les représentations de la Basse Époque. La scène principale qui décore le corps du vase est une représentation aménagée d’une scène de purification du Roi. Pharaon, au centre, porte le pagne et la queue d’animal, ainsi que l’étrange coiffure de reine en forme de paon des grandes têtes sous les anses. De chaque côté, Thot, le dieu à tête d’ibis (on attendrait Thot et Horus), purifie le Roi en versant de l’eau de deux vases allongés. Les signes d’eau, en zigzag, sont repré­sentés de manière convenable, alors que les signes de vie, de part et d’autre du Roi, forment une chaîne continue avec le sceptre Ouas à tête séthienne. La théorie des assistants qui convergent vers la scène principale rappelle les cortèges que l’on trouve dans de nombreux bas-reliefs de l’art égyptien.

Sur le col apparaissent un cartouche royal très aménagé et deux génies protecteurs tenant un couteau, à gauche un faucon et à droite un taureau, qui a derrière lui le sceptre Ouas. Tout le décor de la partie inférieure du vase est purement ornemental : les très belles ombelles de lotus semblent inspirées de l’art de la Basse Époque.

Le piédestal est non moins intéressant que le vase lui-même. Aujourd’hui ses quatre faces se répondent deux à deux. Mais il ne faut pas oublier que ceci est le résultat des transfor­mations que l’œuvre a subies après la chute de Napoléon. A l’origine, il comportait, sur deux de ses faces, des scènes à la gloire de l’Empereur qui rappelaient judicieusement deux hauts faits de l’expédition d’Egypte : la visite de Bonaparte aux pestiférés de Jaffa et la bataille des Pyramides. Alors que sur les deux autres faces on voyait, peints également, un aigle tenant la foudre incrusté dans une pyramide rose, avec de chaque côté un serpent se mordant la queue et entourant un N. Toutes ces peintures avaient été exécutées, nous le savons grâce à la lettre de Deharme, par le peintre Jean-Marie Degault. Lors de la Restauration, lorsqu’on fit disparaître ce qui pouvait rappeler le souvenir du régime disparu, on le remplaça par un décor de bronze identique sur chaque face, composé de deux rosaces décoratives et de la couronne royale Hem-Hem, et on substitua des hiéroglyphes aux inscriptions napoléoniennes existantes.

Si l’on continue l’examen du piédestal, on découvre dans la voussure un vautour planant qui tient dans ses deux serres un manche continu de flabellum orné d’une seule plume. Il est encadré de deux cartouches de l’enfant-roi qui renaît, assez exactement représenté, lui-même entouré de deux faucons portant le disque solaire sur la tête.

Plus bas une figure en bas-relief en bronze doré forme l’ornement principal de chaque face. Deharme dit qu’il s’agit d’un côté d’un «grand prêtre égyptien» et de l’autre d’«une Victoire dont le pied est appuyé sur un crocodile (fig. 11); c’est un emblème de la soumission du Nil ». Le grand prêtre est en fait une représentation de Pharaon portant la double couronne, le pschent, quelque peu interprétée. Il tient de la main droite une harpe et de l’autre un bâton raccordé à deux cartouches. A l’opposé, la figure paraît fantaisiste. Elle pourrait s’inspirer d’Horus harponneur. Elle a dans la main droite un caducée terminé par une fleur de lotus et son pagne est celui que porte le dieu Nil. Elle tient de l’autre main une couronne et un oiseau et porte sur la tête une curieuse coiffure qui associe la coiffure florale et celle en forme de paon déjà remarquée. A côté de ce personnage, on voit aussi un cartou­che transposé de manière bizarre. Par contre, les deux figures assises qui apparaissent en creux dans la tôle du piédestal sont justement reproduites : c’est à gauche Anubis et à droite Ho­rus, tenant l’un et l’autre le sceptre Ouas.

La confrontation de cette œuvre extraordinairement com­posite avec le livre de Denon, dont Deharme, lui-même, déclare avoir fait usage, nous invite à penser que certains motifs rete nus ont pu être copiés sur les planches du Voyage dans la basse et la haute Egypte. Le génie faucon accroupi tenant un couteau est un thème que Denon a dessiné à Philae, ainsi que le vautour planant, qui tient un flabellum avec une seule plume. Horus assis pourrait venir de celui qu’il a relevé à Tentyris (Dendara). En outre on voit dans son livre des représentations du sceptre Ouas, de diverses «coeffures hiéroglyphiques», de cortèges, qui ont pu également servir de modèles aux créateurs. Toutefois, il est évident que ceux-ci ont consulté d’au­tres sources.

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C’est assurément auprès des membres de la commission d’Egypte que Debret a pu obtenir des dessins et des indica­tions. La confirmation de ce que révèle à ce sujet la lettre des administrateurs de la manufacture, nous la trouvons dans les recueils de dessins de la Commission à la Bibliothèque natio­nale, et dans les volumes imprimés de la Description de l’Egypte consacrés aux Antiquités, qui ont tous été publiés après l’exécution du vase. La filiation est formelle pour trois scènes dont les sujets ont tous été relevés à Philae par les membres de l’expédition : la scène de purification royale a pour origine un bas-relief à l’angle du portique du grand tem­ple dessiné par Jomard (fig. 12). De même le pharaon piédestal est copié sur une représentation d’une scène relevée dans un édifice ruiné près du grand temple, par le même Jomard et les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées Jollois et Devilliers (fig. 14). Quant aux prêtres se frappant la poitrine, ils dérivent de ceux qui, superposés, se trouvent sous une gale­rie du temple de l’Ouest, copiés par Chabrol. Ainsi apparaît clairement le travail d’élaboration du vase à partir de sources complémentaires.

La fin du mécénat de l’état

Aucune autre œuvre de cette importance artistique ne sortit de la manufacture de vernis sur métaux. Le gouvernement impérial continua à lui acheter des ob­jets destinés à l’ameublement des palais, mais considéra que son action de mécénat en ce domaine était terminée. Quand les administrateurs cherchèrent à obtenir une nouvelle com­mande de prestige, il leur fut répondu, le 6 novembre 1807, que cela n’ajouterait rien à ce qui avait été fait et que les deux grands vases étaient placés aux Tuileries, «lieu fréquenté par les hommes les plus riches de la France et de l’étranger». Pourtant l’emploi d’un nouveau procédé, le carton verni dit « laque français », dont on salua alors les mérites, montrait que la manufacture savait diversifier ses activités et pouvait être encouragée.

Quant à Deharme, il ne s’entendit pas avec les propriétai­res de son ancienne fabrique. Dès 1807, il rompit avec eux et créa un nouvel établissement sous le nom de sa belle-mère. Madame Veuve Fajard. Bien entendu, il demanda une fois de plus des prêts et des commandes. A lui aussi il fut répondu que les deux vases des Tuileries suffisaient pour montrer la perfec­tion à laquelle avait été portée la fabrication de la tôle vernie.

Aujourd’hui encore ces deux vases monumentaux témoi­gnent, ainsi que la table du château de Fontainebleau, des possibilités techniques de la manufacture de vernis sur métaux de la rue Martel et de l’imagination artistique des créateurs de l’époque napoléonienne.

 

 

 

 

 

 

 

 


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